Susciter une nouvelle « culture de la famille »
Rome, (Zenit.org) Luca Marcolivio
« Susciter une nouvelle « culture de la famille », pour que la famille soit ramenée au centre du débat politique, économique et culturel » : tel est l’engagement actuel de l’Eglise, et du Conseil pontifical pour la famille, explique Mgr Vincenzo Paglia, qui en est son nouveau président (Cf. Zenit du 26 juin 2012).
Mgr Paglia confie à Zenit qu’il compte sur « de nombreux alliés » – citant les Eglises chrétiennes, mais aussi les juifs, les musulmans, les hommes de culture – pour mener ce combat car il ne s’agit « pas seulement d’une question de foi mais d’un des piliers de la société ».
Pour “faire comprendre le caractère raisonnable, la force et la beauté de la famille pour la société toute entière”, il faut “un engagement sur tous les terrains dans le domaine de la culture, des mass media, des débats culturels jusqu’à l’art et à l’engagement dans les instances nationales et internationales, y compris au niveau législatif”, estime-t-il encore.
Zenit – Excellence, quels sont les défis qui se présentent aujourd’hui pour la famille, pour l’Eglise et donc aussi pour le dicastère que vous présidez ?
Mgr Vincenzo Paglia – Aujourd’hui nous nous trouvons confrontés à une singulière contradiction : d’un côté, tous les chiffres nous montrent le besoin de famille qui émerge du désir des jeunes. Dans des pays comme l’Italie ou la France, quasiment 80% des jeunes veulent fonder une famille, veulent vivre avec un seul homme ou une seule femme pour toute leur vie. La contradiction est que ce désir est étouffé dès qu’il émerge parce qu’il y a une culture dominante qui, de fait, y est opposée. Et nous touchons là un des nœuds cruciaux de la société contemporaine, au moins en occident, mais que l’on ne remarque pas : si la Genèse affirme « il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18), dans la culture contemporaine on dit qu’il est bon que l’individu soit « absolu », dans le sens de ab solutus, détaché de tout lien avec Dieu, avec les autres, avec la famille. En fait, pour s’affirmer, le relativisme et l’individualisme doivent avant tout détruire la famille en tant que premier antidote à la solitude. C’est pourquoi l’engagement de l’Eglise, et en particulier de notre dicastère, consiste aussi à susciter une nouvelle « culture de la famille », pour que la famille soit ramenée au centre du débat politique, économique et culturel.
Quelles en sont les voies ?
La première est éminemment chrétienne : les familles croyantes doivent témoigner de leur foi et de la beauté de leur force, y compris avec tous les problèmes qu’elles comportent. Mais les familles chrétiennes doivent aussi apporter la stabilité d’un fondement, l’indissolubilité d’une relation, sinon la société elle-même est fondée sur le sable. La seconde voie est de caractère plus culturel : nous devons être capables de traduire en culture cette aspiration. Cela signifie que nous devons faire comprendre le caractère raisonnable, la force et la beauté de la famille pour la société toute entière, pas seulement pour l’Eglise. Cela demande un engagement sur tous les terrains dans le domaine de la culture, des mass media, des débats culturels jusqu’à l’art et à l’engagement dans les instances nationales et internationales, y compris au niveau législatif.
Ce n’est pas seulement l’Eglise qui doit mener ce combat. Dans la mesure où il y aura un beau témoignage et une certaine élévation culturelle, nous trouverons certainement de nombreux alliés, à commencer par les Eglises chrétiennes, en particulier orthodoxes, mais je pense aussi aux juifs, aux musulmans, aux hommes de culture. Regardons ce qui s’est passé en France : les évêques se battent contre le mariage gay, ce qui d’un côté est évident mais d’un grand intérêt, et ils reçoivent le soutien du Grand rabbin, de la fédération luthérienne, de nombreux laïcs et de musulmans. Nous ne débattons pas seulement d’une question de foi mais d’un des piliers de la société.
Mais comment répondre à ceux qui disent que « la famille a changé » ou qu’il y a des « familles de diverses natures » ?
D’un côté, la famille est affaiblie, « démolie », et de l’autre il y a ceux qui la veulent à tout prix. Il y a aussi ceux qui refusent le mariage et vivent ensemble mais qui ensuite voudraient que leur situation soit équivalente à un mariage de iure. Il faut que nous soyons attentifs à cette Babel linguistique et à redonner aux mots leur valeur, parce que la première façon de nous détruire mutuellement est de supprimer le sens des mots. Il est vrai que la famille a changé au cours des siècles. Sous de multiples aspects, grâce à Dieu, elle a changé positivement : par exemple, il ne fait aucun doute qu’il est meilleur que ce soit les deux jeunes gens qui se choisissent et non leurs parents. Mais avec tous ces changements possibles, une famille restera toujours composée d’un homme, d’une femme et des enfants, grands-parents et petits-enfants. Les maisons aussi, il y a 2000 ans, étaient construites différemment d’aujourd’hui mais, en substance, elles étaient toujours composées de quatre murs et un toit. La famille, dans toutes les cultures et sous toutes les latitudes, a une dimension très claire. C’est pour cela que supprimer ce fondement ou l’affaiblir revient à supprimer les fondements de la société et de toute dimension sociale. Cicéron définissait la famille par ces paroles : « Principium urbis et quasi seminarium rei publicae ». En somme, la famille est la première petite réalité où nous apprenons à vivre ensemble, où nous apprenons comment on devient un citoyen ; elle est le lieu où l’on apprend à édifier la chose publique ou, si l’on veut, à vivre entre personnes différentes. C’est cette raison qui rend fermes les villes et les Etats, et le concept même de nation. Voilà pourquoi, si nous détruisons la stabilité, la fidélité, la possibilité de faire confiance à cette petite société, nous minons tout ce qui concerne le « nous » pour exalter uniquement le « je ». Il est clair qu’une maison ne peut pas se troquer contre une colonne. Un monde fait uniquement de colonnes est invisible : et si les colonnes bougent ensuite, elle se cognent les unes aux autres…
Quel est le prochain rendez-vous important sur lequel travaille le Conseil pontifical pour la famille ?
Avant même la Rencontre mondiale des familles à Philadelphie en 2015, il y aura une rencontre mondiale à Rome, les 26 et 27 octobre 2014, pour conclure l’Année de la Famille. Il s’agit d’un pèlerinage des familles sur la tombe de Pierre pour montrer la joie d’être des familles croyantes. Malheureusement, alors que la famille, avec toutes ses limites, reste la véritable ressource de la société, en tant qu’économie, stabilité, réseau de relations, son rôle n’est pas reconnu. La famille est exploitée par la société et malmenée par la culture. Je voudrais que puisse émerger ce qu’est encore la famille, malgré l’affaiblissement de la volonté de construire la famille J’aimerais que les parents, les enfants, les grands-parents et les petits-enfants envahissent Rome ! Dans ce pèlerinage, je voudrais que les familles disent à tout le monde : « non seulement c’est possible, mais c’est beau et utile pour tous ».
Zenit – La fête de Noël peut-elle nous aider à retrouver l’âme perdue de l’Occident ?
Mgr Paglia – C’est un monde qui risque de perdre son âme parce qu’il pense que l’âme est seulement le marché, le conflit, la domination sur les autres, et non l’amour. Mais l’âme qui peut rendre le monde vivable est uniquement l’amour, uniquement ce petit enfant qui vient au monde, précisément pour que tout le monde puisse accueillir l’amour. Dans ce sens, nous autres, chrétiens, nous avons un devoir indispensable : aider les hommes de toutes religions et de toutes cultures à retrouver leur âme.
Comment faire pour que Noël redevienne une fête de famille ?
Il y a un dicton populaire qui, malgré sa simplicité, a un sens profond : « Noël avec les tiens ». C’est comme si, à Noël, même au niveau populaire, on sentait le besoin de rester chez soi. Pour moi, ce besoin est très profond. A Noël, nous voyons que Jésus aussi, pour naître, a besoin d’une famille, que Dieu aussi, pour sauver les hommes, a besoin d’une famille et doit demander l’assentiment de Marie et, à travers l’ange, de Joseph aussi. En ce sens, Noël montre la beauté et la valeur précieuse de la famille pour tous. Je pense à ces pauvres bergers, persécutés par la société juive de l’époque, qui furent les premiers à accourir, trouvant Marie, Joseph et l’enfant, et donc une famille, sûrement singulière, mais sûrement une famille. C’est pourquoi le mystère de Noël implique nos familles directement et de multiples manières. Je me souviens, lorsque j’étais enfant et que j’écrivais la lettre à glisser sous l’assiette ; je me souviens de l’installation de la crèche, qui implique toute la famille, pour accueillir ce mystère chez soi ; je me souviens de la beauté de la messe de minuit qui émouvait tout le monde (et si, cette nuit-là, il neigeait, nous ne restions pas à la maison, mais nous étions d’autant plus poussés à y aller !). Voilà pourquoi le lien entre Jésus qui naît et la famille est un des aspects les plus évidents de ce mystère. Que l’on pense seulement à l’implication des artistes à propos de Noël : je crois qu’il n’y a pas de poète, de peintre ou de sculpteur qui ne se soit pas confronté à ce mystère.
De quelle manière la Sainte Famille est-elle un modèle pour les familles en tout temps et en tout lieu ?
Il « revint à Nazareth ; et il leur était soumis. Et sa mère gardait fidèlement toutes ces choses en son cœur » (Lc 2, 51). Ces lignes de l’évangile de Luc décrivent trente années de la vie de la Sainte Famille. La famille de Nazareth est un grand exemple ; d’ailleurs, l’icône qui a guidé la rencontre des familles à Milan et que nous conservons maintenant dans notre dicastère est, précisément, l’icône de la Sainte Famille, dont le centre est Jésus.
Ne devons-nous donc pas nous dire que chaque famille devrait reprendre Jésus comme son centre et son inspirateur ? Ne devons-nous pas souhaiter que les parents se préoccupent de leurs enfants comme le font Marie et Joseph ? Non pas une préoccupation obsessionnelle, bien sûr : Jésus avait la liberté d’aller avec ses parents, et même celle de « disparaître ». En même temps, comment des parents ne réfléchiraient-ils pas à la relation qui liait Joseph et Marie ? Nous voyons une extraordinaire délicatesse de rapports, une attention mutuelle unique non parce qu’ils étaient toujours d’accord, au contraire, il y eut un moment plutôt critique et Joseph a eu besoin de l’ange.
Les familles d’aujourd’hui n’ont-elles pas besoin des anges ? Si la famille reste seule, il lui sera difficile de survivre. Nous avons, nous aussi, besoin d’anges pour nous aider, pour nous expliquer et nous faire redécouvrir ce qu’est l’affection. L’amour est un art, pas un sentiment. Malheureusement, aujourd’hui, c’est devenu un sentiment, et par conséquent comme tel il est « mobile ». L’amour est la construction de notre maison, l’amour est un projet, l’amour est une amitié, il est pardon, c’est construire ensemble un rêve qui demeure. C’est aussi cela la famille de Nazareth, même de manière non organisée.
En tant que curé de la basilique Sainte Marie du Trastevere, vous avez lancé le repas de Noël avec les plus démunis. Vous y êtes retourné pour Noël ?
J’y ai participé cette année, entre autres parce que nous en fêtons cette année le trentième anniversaire. Ce repas est né du besoin d’offrir un geste « fort » capable d’exalter le changement advenu dans l’histoire avec la naissance de Jésus. Ce changement devait avoir un aspect « familier ». L’idée était très simple : à Noël tout le monde va dans sa famille, mais ceux qui n’ont pas de famille, les personnes seules, celles qui vivent dans la rue, où vont-elles ? D’où l’idée d’ouvrir la basilique aux personnes abandonnées, pour qu’elles soient elles-mêmes la famille de Jésus. En somme, une sorte de « crèche à l’envers » : Jésus vient sur la terre et nous lui donnons une étable ; les pauvres viennent et nous leur donnons une basilique. En ce sens, ces trente années ont montré la beauté d’un geste comme celui-ci. Le repas de Noël avec les pauvres se fait désormais dans le monde entier, avec plus de 130 000 hôtes chaque année, et il se déroule dans cet esprit.
Je me souviens que saint François d’Assise parlait de Noël en disant que c’était le jour le plus beau et que même les pauvres devaient se réjouir. Il disait : « Si je devais parler avec le gouverneur de toutes les nations, je ferais verser de la nourriture sur toutes les routes du monde et dans toutes les villes, pour que même les oiseaux du ciel, et même les animaux se réjouissent et mangent, à commencer par les plus pauvres ».
Du reste, Bethléem veut dire « ville du pain ». Voilà pourquoi participer cette année au repas de Noël, trente ans après son lancement, est une confirmation qu’il est important que Noël ne soit pas un jour vide ou peut-être uniquement plein de lumières dans les rues mais non dans les cœurs. Je me souviens d’une pauvre femme âgée d’Ostie, assise à côté de moi lors d’un de ces repas. A un certain moment, elle a levé les yeux pour admirer les mosaïques de Sainte Marie du Trastevere, le plafond à caissons en or, les plus de 400 personnes en fête. Puis elle m’a dit : « Don Vincenzo, aujourd’hui, nous sommes presque mieux que le pape… ».
Traduction de Zenit, Hélène Ginabat